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Efficacité énergétique ET sobriété OU décroissance ?

  • Publié le 23 septembre 2023
Georges SAPY
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Efficacité énergétique ET sobriété OU décroissance ?

Une tribune de Georges Sapy - 22 septembre 2023

  

 

        La question de l’énergie va être, avec la disponibilité de l’eau, l’une des plus importantes de ce siècle pour l’ensemble de l’humanité. Ceci pour les raisons suivantes, qui vont être très difficiles à concilier :

        L’énergie est le « sang de l’économie » et de toute vie moderne : elle irrigue tous les secteurs de l’économie et de la vie de tous les jours dans nos pays développés. Et beaucoup de pays qui n’ont pas atteint ce stade souhaitent l’atteindre, au moment où la population mondiale qui ne cesse d’augmenter, vient d’atteindre 8 milliards d’habitants et se dirige vers les 10 milliards voire davantage vers le milieu de ce siècle. C’est dire la pression sur la consommation d’énergie qui va en résulter.

        Mais un événement majeur est venu complexifier cette évolution au début de ce XXIème siècle : la prise de conscience du réchauffement climatique, qui contraint l’humanité à s’engager dans la réduction massive de l’usage des énergies d’origine fossile émettrices de CO2 afin de limiter ce réchauffement.

        C’est un changement considérable qui va conduire à un report massif vers l’électricité dans la mesure où cette dernière peut être produite à partir de sources d’énergies primaires (celles qui existent dans la nature) n’utilisant plus les énergies d’origine fossile (sauf à capter et séquestrer le CO2 que produit leur usage afin de ne pas l’envoyer dans l’atmosphère, ce qui soulève de nombreuses difficultés techniques et économiques, non résolues à ce jour). Il faut y ajouter une part de l’énergie issue de la biomasse, mais elle sera limitée par la nécessité de ne pas réduire les puits de carbone extrêmement précieux constitués par les forêts et autres plantations.

        Cette situation a deux conséquences en termes énergétiques : non seulement il va falloir changer massivement de sources d’énergies primaires pour retenir essentiellement celles qui n’émettent pas de CO2 lors de leur fonctionnement, à savoir le nucléaire et les diverses sources d’énergies renouvelables, mais il va aussi falloir maîtriser les consommations énergétiques pour deux raisons :  

* La première raison, évidente, est qu’il va être difficile et long d’abandonner les énergies d’origine fossile, ce ne pourra être que progressif. Réduire leurs émissions de CO2 durant cette phase transitoire passe donc par deux voies possibles, complémentaires car non exclusives l’une de l’autre :

- Améliorer l’efficacité énergétique de leur utilisation pour obtenir le même service en consommant moins d’énergie. C’est d’ores et déjà possible et ça le sera encore davantage grâce aux progrès scientifiques et technologiques des machines de tous types transformant ou utilisant l’énergie. Mais il y faut en plus du capital et en général des délais plus ou moins importants de mise en œuvre, même si les technologies sont disponibles.

- Consentir des efforts de sobriété, qui consistent à limiter ou à se passer volontairement de certaines consommations énergétiques. Cela relève des comportements individuels et collectifs et touche donc un domaine beaucoup plus large et plus complexe. Par contre, cela ne requiert pas systématiquement du capital et peut alors être mis en œuvre très rapidement, voire immédiatement.

- Ces deux voies de réduction des consommations énergétiques sont donc complémentaires. En outre,  elles sont assez souvent imbriquées, comme le note l’Académie des technologies dans ses réflexions [1] : « La possibilité de comportements et de systèmes sobres repose souvent sur la mise en œuvre d’innovations technologiques, organisationnelles et sociales [...] Des comportements individuels sobres, par exemple dans les domaines de la mobilité ou du confort de l’habitat, ne sont possibles que lorsqu’il existe une offre accessible, pratique et sûre ». En d’autres termes, les progrès technologiques sont non seulement vertueux par eux-mêmes, mais peuvent faciliter l’acceptation et la mise en œuvre de comportements plus sobres. Ceci à condition qu’il n’y ait pas d’effets rebond...

* La deuxième raison, moins évidente, est qu’il sera difficile d’atteindre des productions d’électricité décarbonée et de biomasse capables de compenser la disparition des énergies d’origine fossile, qui représentent actuellement environ 80 % de l’énergie finale consommée dans le monde et plus de 60 % en France. Même une fois décarbonée, objectif primordial, l’utilisation de l’énergie sera donc contrainte par ses quantités disponibles, pour des raisons physiques et/ou économiques car l’énergie décarbonée, qui en elle-même n’est pas « l’ennemi » contrairement au CO2, a toutes chances d’être moins abondante et de coûter plus cher que les énergies d’origine fossile.

        Il en résulte que la recherche de progrès d’efficacité énergétique et des efforts de sobriété pourront rester nécessaires pour des raisons physiques et/ou économiques. Toute la question pour cette dernière est de savoir jusqu’à quel point aller et d’abord ce qu’elle recouvre exactement. Car la sobriété est actuellement très mal définie, c’est un « mot valise » devenu à la mode et que tout le monde utilise, y compris pour se donner bonne conscience et s’auto-proclamer à bon compte « grande conscience climatique ». C’est aussi pour d’autres le faux-nez utile et d’apparence sympathique de la décroissance, qui ne l’est pas du tout et vise à déconstruire, y compris par la coercition s’il le faut, le type de société dans lequel nous vivons, sans bien sûr annoncer la couleur. Or, il n’y a aucune commune mesure entre des efforts de sobriété raisonnés, raisonnables et socialement acceptables et une décroissance mortifère non seulement destructrice de PIB, mais plus profondément de protection sociale et plus généralement de ce qui fonde ce que l’on nomme le « développement humain ».

        L’objet de cette note est précisément d’essayer d’approfondir les conséquences concrètes et bien réelles d’une diminution de la quantité d’énergie disponible. Pour ce faire, il faut commencer par partir de la situation énergétique actuelle de la France, appartenant au groupe des pays économiquement développés dans le monde, pas si nombreux.

1 - Un pays dopé à l’énergie, comme ses homologues développés

        La France occupe une place moyenne en termes de consommation énergétique par habitant, elle ne figure pas parmi les pays les plus consommateurs. Et pourtant, la consommation énergétique de chaque français est impressionnante : ses 68 millions d’habitants se sont partagé en 2021 environ 1 630 TWh d’énergie finale (celle que l’on consomme directement) sous différentes sources ou formes : électricité, gaz, pétrole, bois énergie, etc. Un calcul simple conduit à une consommation individuelle moyenne d’environ 24 000 kWh cette année-là, soit encore 66 kWh/jour.

Pour imaginer ce que cela représente, le mieux est de comparer cette énergie à l’énergie musculaire que peut produire un humain moyen en travaillant physiquement : un adulte ne peut guère fournir plus qu’une puissance moyenne de 75 watts sur longue période, c’est-à-dire durant une journée de travail. Si celle-ci est par exemple de 8 heures, l’énergie journalière fournie atteindra 0,075 x 8 = 0,6 kWh. Cela montre que l’humain moyen est une « machine énergétique » aux performances extrêmement limitées.

Les 66 kWh/Jour consommés en moyenne par chacun représentent donc 66/0,6 ≈ 110 fois ce que peut produire un travailleur manuel moyen. Cela a fait dire à certains auteurs, dont Jean-Marc Jancovici, que chacun d’entre nous disposait en permanence « d’esclaves énergétiques », ici 110 en 2021 !

        Bien entendu, ces 110 esclaves ne sont qu’une moyenne et ne représentent pas seulement des dépenses énergétiques individuelles : une quote-part notable représente des dépenses énergétiques régaliennes pour faire fonctionner le pays (armée, police, services de sécurité civile, pompiers, SAMU, etc.) une autre part représente les consommations des services publics de santé (établissements hospitaliers, etc.), d’éducation (écoles et universités), etc. D’autres consommations énergétiques sont nécessaires aux activités productrices (agriculture, industrie, bâtiment, etc.).

        Mais la machine énergétique humaine n’est pas seulement peu puissante et peu énergétique, elle a aussi un rendement médiocre de l’ordre de 20 % : compte tenu de son métabolisme de base, elle a besoin d’environ 3 kWh/jour pour en fournir 0,6 sous forme de travail musculaire. Cependant, le pire est ailleurs, à savoir dans le coût devenu exorbitant du kWh d’origine musculaire humaine. En effet, un humain travaille environ 230 jours par an compte tenu des jours fériés et des congés. Il produit donc annuellement environ 0,6 x 230 = 138 kWh/an.

S’il est payé au SMIC, le coût total de son travail, charges sociales comprises, revient actuellement à environ 24 000 €/an. Le coût de chacun de ses kWh musculaires revient donc à 24 000/138 ≈ 175 € ! Prix exorbitant, 875 fois plus élevé que celui du kWh d’électricité au tarif domestique, de l’ordre de 0,2 € en temps normal (hors prix actuels de période de crise). D’où la conclusion, majeure :

        Penser revenir à la situation qui a prévalu de l’antiquité jusqu’à la première révolution industrielle à la fin du XVIIIème siècle (celle de l’apparition de l’usage de l’énergie du charbon) dans laquelle le travail musculaire humain jouait un rôle essentiel est une illusion : il est devenu infiniment trop cher. On notera  au passage que l’esclavage était déjà une façon de réduire le coût du travail humain, déjà jugé cher pour les travailleurs qui étaient payés...

        Conséquence structurante : dans les pays développés à hauts salaires, le travail musculaire humain ne peut absolument plus être utilisé dans des tâches demandant des dépenses énergétiques élevées, car il faudrait alors y affecter un nombre de travailleurs extrêmement élevé, au coût astronomique (c’est l’ancestrale « méthode chinoise », qui ne pouvait fonctionner en Chine qu’avec une population de travailleurs historiquement très importante aux salaires très bas).

En un mot, le travail musculaire humain ne peut donc plus être envisagé que pour réaliser des tâches pas trop énergivores. L’agriculture ou les travaux publics en sont des exemples éclairants (voir ci-après). 

2 - Jusqu’où un pays développé peut-il réduire sa consommation énergétique sans changer de nature ?

        C’est toute la question que pose une diminution de la quantité d’énergie finale disponible et la réponse est évidemment d’une très grande complexité, à l’échelle de la complexité de notre société développée. Pour tenter d’y apporter quelques éléments de réponses, il est utile de distinguer :

* Les consommations énergétiques indispensables pour garantir la souveraineté d’un pays moderne,  sans lesquelles le pays dysfonctionnerait gravement. Elles concernent avant tout les besoins régaliens et les productions et services d’intérêt général. 

* Les consommations dédiées aux activités de production (agricoles, industrielles, etc.) et de services de tous types (transports publics, logistique, etc.).

* Les consommations énergétiques privées, familiales, individuelles voire semi-professionnelles, résultant de choix individuels, qui ne mettent pas en jeu la souveraineté du pays. Elles concernent à la fois l’essentiel (satisfaction des besoins élémentaires vitaux), des besoins plus sophistiqués (culture, voyages, etc.) et ce que l’on pourrait qualifier de superflu (satisfaction des désirs, parfois sans limites) dans des proportions qui peuvent fortement varier, notamment selon le niveau de vie, contrairement aux consommations qui concernent surtout l’essentiel.

        Bien entendu, ces trois sphères ne sont pas totalement indépendantes dans la mesure où l’offre de biens et services dépend dans une large mesure, à la fois des demandes publiques et des demandes privées des consommateurs.

  • L’énergie de la souveraineté nationale

Plusieurs domaines sont concernés pour assurer la souveraineté d’un État moderne.

* Le fonctionnement de l’État et de ses services publics régaliens. Peut-on imaginer que la défense nationale, la sécurité civile, les services d’urgence dont les pompiers et le SAMU, le système hospitalier et de santé, le système énergétique, le service de l’eau, les télécommunications, les transports publics essentiels, etc. souffrent de pénuries durables et/ou récurrentes d’énergie ? Il suffit d’observer les conséquences de telles pénuries dans certains pays émergents pour comprendre qu’un manque d’énergie dans ces secteurs, qui touchent au plus profond de l’intérêt général et du développement humain, modifierait complètement notre mode de vie.

Quelques exemples permettent d’illustrer ce qui précède :

- La défense des frontières du pays. Elle ne peut en particulier se passer d’avions militaires de tous ordres, allant des chasseurs bombardiers aux avions de renseignement et de transport. Leur alimentation en carburants est et restera une priorité et elle ne se fera pas en utilisant l’hydrogène, inadapté à ces usages, mais en utilisant du kérosène d’origine fossile, en attendant des carburants décarbonés durables liquides (SAF en anglais) soit de type bio-kérosène, soit de type e-kérosène de synthèse (voir plus loin).

- La lutte contre les incendies de forêt. Elle ne se fera pas non plus sans véhicules terrestres adaptés ni encore moins sans avions bombardiers d’eau sans lesquels les incendies s’étendraient massivement en émettant des quantités non maîtrisables de CO2, très supérieures à celles qui sont émises par les moyens de lutte contre l’incendie utilisant les carburants d’origine fossile actuels et qui seront décarbonés dans le futur. 

- Le fonctionnement des réseaux d’électricité, d’eau, de télécommunications, etc. tous d’importance vitale pour la bonne marche d’un pays moderne, consomme de l’énergie dont on ne peut se passer. 

Tous ces secteurs sont caractérisés par le fait que la décarbonation de l’énergie et les économies d’énergie qu’il est possible de faire relèvent essentiellement des progrès technologiques d’efficacité énergétique issus d’autres secteurs, notamment de l’industrie, et très peu d’hypothétiques efforts de sobriété. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas soumis à des choix et comportements individuels, mais dépendent de la bonne gouvernance des différents secteurs concernés, à commencer par celle de l’État. L’objectif prioritaire est donc bien la décarbonation des énergies utilisées, non des économies d’énergie mal placées. Par exemple, les armées ont besoin de suffisamment d’énergie pour s’entraîner en temps de paix, faute de quoi elles perdraient leur professionnalisme.

* L’agriculture. C’est un secteur stratégique pour ne pas dire vital dans la mesure où il conditionne la souveraineté alimentaire du pays, mais contribue aussi à nourrir de nombreux autres habitants de la planète via les exportations d’aliments de base, de céréales en particulier dans un monde qui comptera 10 milliards d’habitants ou plus. Dans ce contexte, la France dispose d’un territoire qui lui permet d’être, selon les années, le 4ème ou 5ème exportateur de blé dans le monde avec une part de près de 10 % des exportations mondiales de cette céréale consommée par 4 milliards d’humains et qui représente 20 % des calories alimentaires totales consommées par la population mondiale ! Ce rôle ne peut être ignoré et interdit à la France de se recroqueviller sur son petit jardin.

        Un bref retour historique permet d’éclairer la question de la souveraineté alimentaire en France, pourtant traditionnellement grand pays agricole. Au sortir de la guerre en 1946, le secteur agricole mobilisait 10 millions d’agriculteurs et ne parvenait pas à nourrir le pays, qui n’est devenu auto-suffisant que dans les années 1970. Mais il ne reste plus actuellement qu’environ 820 000 travailleurs de la terre, dont 560 000 exploitants agricoles aidés par 260 000 ouvriers et la France, qui était devenue un grand pays exportateur de nombreux produits agricoles, en importe aussi de plus en plus certaines catégories (fruits et légumes) et est en train de reperdre une partie de sa souveraineté alimentaire pour des raisons diverses, notamment le coût élevé du travail, l’inflation des normes, la surtransposition des règlementations européennes, etc.

Le chiffre d’affaires généré par ces travailleurs, c’est-à-dire le coût de la production agricole pour la collectivité nationale, a été de l’ordre de 78 Mds€ en 2021, incorporant un coût du travail, charges sociales comprises, de l’ordre de 30 Mds€ (estimation fondée sur un coût du travail de 42 000 €/an en moyenne pour les exploitants, pour un total d’environ 23 Mds€, et de 27 000 €/an en moyenne pour les ouvriers payés entre 1 et 1,2 SMIC selon leur qualification, pour un total d’environ 7 Mds€).

        Imaginons maintenant (hypothèse pour fixer les idées) que par manque massif d’énergie disponible, il faille utiliser l’énergie musculaire de 10 millions de travailleurs de la terre pour nourrir le pays : il faudrait embaucher... environ 9,2 millions de travailleurs supplémentaires, que l’on supposera payés comme les ouvriers agricoles actuels, coûtant par conséquent 27 000 €/an en moyenne. Leur coût salarial s’élèverait alors à environ 248 Mds€ qui, toutes choses égales par ailleurs, s’ajouteraient aux 78 Mds€ du coût de la production agricole de 2021, pour un coût total de 78 + 248 = 326 Mds€. Le prix des denrées alimentaires à la production s’en trouverait alors multiplié par plus de... 4 ! (326/78 ≈ 4,2), ceci sans compter les coûts aval de distribution ! Ces coût deviendraient évidemment insoutenables pour les consommateurs. C’est clairement une impasse économique.

Il serait en outre impossible de trouver autant de travailleurs acceptant de revenir à ces conditions de travail. D’autant plus que le secteur agricole est déjà en train de perdre massivement des emplois : sur 3 exploitants agricoles qui prennent leur retraite, entre 1 et 2 seulement sont actuellement remplacés et il est prévu que la moitié des exploitants agricoles actuels prennent leur retraite dans les 10 ans à venir. Attirer des jeunes dans ce secteur est donc un enjeu crucial qui ne se résoudra certainement pas en supprimant la mécanisation, donc l’usage d’énergie. Revenir à l’avant machinisme n’est pas une option mais une illusion, d’autant plus que l’agriculture va devoir faire face à bien d’autres contraintes, par exemple réduire ses émissions de protoxyde d’azote N2O (dues aux engrais de synthèse) et de méthane CH4 (dues à l’élevage), bien plus impactantes pour le climat que ses faibles émissions de CO2 qui ne représentent qu’environ 13 % du total des GES de l’agriculture.

Il faut cependant distinguer deux sous-secteurs aux caractéristiques différentes :

- Celui des cultures qui utilisent relativement peu d’énergie. Entrent par exemple dans cette catégorie : le maraîchage en plein air ou sous serre non chauffée, l’arboriculture, le travail de la vigne, l’élevage traditionnel, etc. Ces activités sont adaptées au travail musculaire humain, sans bien sûr exclure l’usage de machines agricoles de petites puissances, ne dépassant pas, pour fixer les idées, 50 kW ou un peu plus en ordre de grandeur. Ces machines peuvent facilement être alimentées par des batteries électrochimiques similaires à celles des voitures électriques actuelles. L’usage de l’électricité permet alors une efficacité énergétique à peu près 3 fois supérieure à celle des carburants d’origine fossile actuels.

- Celui des grandes cultures (céréalières et autres) qui s’étendent sur plusieurs dizaines voire centaines d’hectares. Les besoins en puissance et en énergie sont alors d’une tout autre échelle, il faut passer à des machines pouvant atteindre 300 kW (capables de remplacer... 4 000 travailleurs manuels !) voire plus, qui permettent par exemple à deux personnes de cultiver 150 hectares de céréales. L’électrification de ces machines est un peu moins évidente, sauf progrès importants des batteries électrochimiques. Mais on peut aussi envisager l’usage de biogaz produit localement voire d’hydrogène bas carbone. Notons que ces sources d’énergie ne permettent pas d’atteindre une efficacité énergétique globale supérieure à celle des combustibles d’origine fossile, mais ont l’avantage d’être décarbonées.

        Dans les deux cas (petites ou grandes cultures) des progrès d’efficacité énergétique pourront aussi résulter de pratiques agricoles améliorées, de machines agricoles énergétiquement optimisées et moins puissantes, d’une meilleure gestion des cultures et organisation des tâches, etc. Mais il serait illusoire d’en attendre des réductions de consommations énergétiques considérables, d’autant moins utiles que les quantités en jeu sont faibles et pourront être largement, voire quasi-totalement décarbonées.

        En résumé, l’agriculture fait et fera d’autant plus à l’avenir partie des secteurs vitaux qui devront disposer de suffisamment d’énergie pour garantir leur production. On n’est pas là dans le superflu d’une société de consommation débridée, mais dans la satisfaction de besoins humains primaires essentiels. L’ignorer aurait des conséquences dévastatrices : baisse massive des productions agricoles entraînant une augmentation insoutenable de leurs prix et perte massive de souveraineté alimentaire, d’autant plus certaine que l’agriculture française est déjà un secteur économiquement fragilisé. Comme dit plus haut, la France est redevenue importatrice de nombreuses productions maraîchères et fruitières, notamment pour des raisons de manque de main-d’œuvre. La priver de machines aboutirait dans ces conditions à une catastrophe assurée.

* Les travaux publics et le bâtiment. Là encore, on est dans la satisfaction de besoins fondamentaux pour les citoyens, avec notamment le logement qui, depuis plusieurs décennies, répond mal ou insuffisamment à la demande en France. Il faut cependant distinguer deux types d’activités qui diffèrent notamment par l’intensité énergétique nécessaire :

- Les travaux publics qui mobilisent environ 260 000 travailleurs ainsi que le gros œuvre du bâtiment, qui mobilise environ 440 000 travailleurs. Ces deux secteurs, surtout les travaux publics, utilisent des engins mécaniques (bulldozers, pelles mécaniques, grues, etc.) encore plus puissants que ceux de l’agriculture, couramment de 500 à 1 000 kW (capables de remplacer... 6 500 à 13 000 travailleurs manuels !) sur les chantiers de grande ampleur. C’est un peu moins pour le gros œuvre du bâtiment, sauf par exemple pour la construction d’immeubles importants ou de grande hauteur qui requièrent de puissantes grues.

        Comme dans le cas de l’agriculture, le recours à un maximum d’engins fonctionnant à l’électricité permettra d’augmenter l’efficacité énergétique. Ce sera moins le cas s’il faut recourir à l’hydrogène pour les engins les plus puissants. Mais des progrès technologiques des batteries sont possibles.

- Le second œuvre du bâtiment, qui mobilise environ 800 000 travailleurs. Les engins mécanisés sont là beaucoup moins puissants, mais ils restent indispensables pour soulager les efforts physiques des travailleurs. Et ce secteur du second œuvre revêt une importance devenue cruciale dans le domaine de la rénovation thermique et énergétique des bâtiments domestiques et tertiaires, chantier majeur des 30 années à venir pour réduire les émissions de CO2, en attendant ou accompagnant la fin de l’usage des énergies d’origine fossile. La plupart des études concluent que le parc de logements en 2050 devrait être constitué d’environ 30 % de nouveaux logements construits selon les normes récentes, actuelles et futures, et d’environ 70 % de logements anciens et actuels rénovés. Le cumul des deux chantiers, celui du neuf et celui de la rénovation pèsera donc lourd pour atteindre un triple objectif : loger dans des conditions décentes en nombre et qualité une population attendue en augmentation, atteindre une qualité énergétique suffisante et décarboner les moyens de chauffage.  

        C’est donc une autre branche socialement prioritaire qui, en dépit des progrès d’efficacité et des efforts de sobriété, devra disposer de suffisamment d’énergie, pour fonctionner efficacement et à coût maîtrisé. Des économies d’énergie seront possibles mais limitées par un talon incompressible qui devra aussi et surtout être décarboné.

* L’industrie manufacturière. C’est un secteur stratégique pour la souveraineté d’un pays développé qui a l’ambition de le rester. On l’a bien vu par exemple lors de la pandémie de Covid 19, qui a révélé des dépendances extrêmement problématiques en matière de médicaments et de santé et plus largement l’attrition générale du secteur industriel du pays observée depuis le début de ce siècle. Ce secteur, qui emploie actuellement 2,7 millions de salariés, ne représente plus qu’environ 12 % du PIB du pays, alors qu’il fournit de nombreux secteurs stratégiques (défense, indépendance énergétique avec le nucléaire, santé, industries agro-alimentaires, moyens de transport, etc.).

Or, une renaissance de l’industrie implique une forte augmentation de la consommation d’électricité décarbonée, pour deux raisons qui additionnent leurs effets :

- La substitution massive d’électricité décarbonée et/ou de ses dérivés énergétiques (hydrogène électrolytique notamment) aux combustibles d’origine fossile dans les processus industriels. Une part de cette électricité sera utilisée directement, une autre pour fabriquer de l’hydrogène pour l’industrie chimique,  bientôt pour la fabrication d’acier, une autre part encore pour fabriquer des carburants de synthèse, allant de l’hydrogène lui-même à la fabrication de carburants durables liquides (SAF en anglais, déjà évoqués) pour les secteurs aériens et maritime : kérosène de synthèse, méthanol, ammoniac, etc. qui auront vocation à remplacer les combustibles liquides d’origine fossile actuels. Ces différents besoins en carburants de synthèse seront donc quantitativement très importants et, compte tenu des très faibles rendements globaux des chaînes de conversions physico-chimiques nécessaires à leur fabrication, demanderont des quantités massives d’électricité en 2050 (estimées par l’Académie des technologies [3] à 170 TWh/an pour l’aérien et à 90 TWh/an par la profession concernée pour le maritime).

- Le renouveau de l’industrie n’est raisonnablement possible qu’au travers d’une révolution robotique et numérique menée à bien. Plusieurs domaines sont concernés :

° La robotisation des processus industriels. La France est très en retard dans ce secteur : avec en 2020 194 robots industriels pour 10 000 emplois industriels, elle se situait au 10ème rang mondial seulement pour cet indicateur, derrière notamment la Corée du Sud (932), le Japon (390), l’Allemagne (371), la Suède (289), les États-Unis (255), la Chine (246) , l’Italie (224), la Belgique (221) et l’Espagne (203).

Or, la robotisation est un facteur crucial des relocalisations industrielles car l’expérience montre qu’elle accroît fortement la « qualité du premier coup » donc la productivité et permet d’être plus compétitif sur le marché mondial, donc de croître et de relocaliser des fabrications. Ce fait est renforcé par le coût horaire élevé des travailleurs français qui, au vu de l’expérience, ne devraient pas disparaître pour autant notablement, mais devront au contraire monter en compétences. Il y a aussi le développement des Cobots (robots collaborateurs et exo-squelettes) qui soulagent les humains des efforts physiques importants et répétitifs, ce qui réduit l’absentéisme pour cause de maladie. Les industries automobiles, aéronautiques et bien d’autres sont en train d’accroître fortement leur utilisation.

° Plus généralement, la numérisation des usines dans de très nombreux secteurs avec l’apparition des usines « 4.0 ». Cela va au-delà de la seule robotisation des fabrications, la numérisation concernant à la fois l’amont des fabrications (marketing, conception, achats, etc.), les fabrications proprement dites et leur aval (logistique, ventes, services après-vente, etc.).

° La fabrication devenue stratégique des batteries électrotechniques pour les transports.

° La relocalisation ou localisation de la fabrication de « puces » électroniques actuellement massivement fabriquées en Extrême-Orient, conduisant à une dépendance problématique en cas de conflit dans cette partie du monde.

° L’industrie du recyclage, qui devrait se développer massivement pour économiser à la fois les ressources primaires en matériaux, métaux rares en particulier, et l’énergie par rapport à l’extraction minière.

        L’ensemble des démarches d’électrification décrites ci-dessus, qu’il s’agisse de substitution aux énergies d’origine fossile ou de nouvelles applications combinent l’efficacité énergétique de l’électricité et les préoccupations de sobriété inhérentes à des processus industriels par nature soumis à des contraintes élevées de rentabilité. Les besoins en électricité décarbonée nécessaires à la production industrielle devraient donc être à la fois optimisés et suffisants, sauf à renoncer à certaines productions.

        Il convient cependant de distinguer deux grandes catégories de besoins industriels : ceux qui produisent des biens nécessaires à la souveraineté nationale et ceux qui produisent des biens qui s’adressent aux consommateurs individuels. Les ressorts de la sobriété y sont en effet très différents :

- Les industries qui produisent des équipements et des biens indispensables à la souveraineté nationale (par exemple industrie de défense, industrie du médicament et de la santé, industrie lourde de l’énergie, notamment nucléaire, industrie agroalimentaire, industrie des moyens de transport collectifs, etc.) ne sont pas, ou en tout cas très peu, soumises aux désirs humains des consommateurs, parfois peu limités... La question de la sobriété y est donc en principe intégrée à la rentabilité des entreprises si elles sont bien gérées, la préoccupation essentielle étant de satisfaire la juste nécessité, et à la rationalité des donneurs d’ordre publics, tout au moins si la gouvernance du pays est de qualité.

- Les industries qui produisent des équipements et des biens destinés aux consommateurs individuels, tels que les équipements électro-ménagers, l’informatique personnelle et les voitures individuelles, sont au contraire beaucoup plus attentives aux comportements et demandes plus ou moins sobres de leurs clients. Leurs productions sont certes soumises à des contraintes normatives en matière de consommations énergétiques édictées par la puissance publique, européenne ou nationale, mais l’expérience montre qu’elles savent les interpréter ou les contourner pour accroître leurs parts de marché, notamment en orientant et conditionnant les choix individuels par la publicité, voire en utilisant des politiques d’obsolescence programmée (dorénavant interdites), etc.

La responsabilité des consommateurs est également en cause lorsqu’ils ne fixent pas de limites à leurs désirs, sont sensibles à l’aspect « marqueur social » de certaines consommations, se laissent aller aux effets rebond, etc. Il en résulte une relation complexe entre industriels et consommateurs, dans laquelle les progrès réels d’efficacité énergétique peuvent être annihilés par des comportements peu soucieux de sobriété ou du climat. Cela conduit à des effets actuellement contrastés, par exemple :

° Le secteur des équipements de chauffage, d’éclairage et des appareils électro-ménagers a fait de gros progrès d’efficacité énergétique avec l’instauration des doubles étiquettes de performance énergétique et d’émissions de CO2. C’est une source indéniable de progrès qui s’inscrit dans le moyen terme du fait du temps de renouvellement des parcs existants, mais dont les effets sont déjà bien visibles.

On exclura toutefois de ces progrès les pratiques de certains industriels qui ont pour seul but d’augmenter artificiellement les prix de leurs appareils en les dotant de gadgets très peu utiles voire inutiles, tels les réfrigérateurs ou congélateurs capables de communiquer par Internet... (selon un sondage, moins d’un consommateur sur deux utiliserait ce gadget inutile qui mobilise des puces électroniques, réaction plutôt saine). Autre exemple menant à de nombreux abus, l’informatique individuelle avec la course au « toujours plus » de performances des smartphones, pour pousser à leur renouvellement tous les 18 mois, pratique fortement émettrice de CO2 et par conséquent non durable.

° Le secteur automobile montre également des résultats contrastés. Les malus sur les émissions de CO2 et les poids des véhicules sont des incitations efficaces pour réduire les consommations et émissions associées.

Mais les règlementations européennes laissent « des trous dans la raquette », dans lesquels certains constructeurs automobiles se sont engouffrés. Le cas le plus flagrant est celui de certaines voitures hybrides rechargeables créditées de consommations WLTP (Worldwide Harmonised Light Vehicles Test Procedure) de quelques l/100 km et donc de très faibles émissions officielles de CO2, mais dont les puissances atteignent ou dépassent 400 CV et la masse 2 tonnes ou plus, et qui consomment davantage que les voitures thermiques qu’elles remplacent dès qu’elles ont vidé leur batterie... Certaines voitures électriques ne sont pas non plus exemptes de critiques : la course à l’autonomie et la floraison de modèles très haut de gamme, hyperpuissants et dotés de batteries de capacités de plus en plus importantes, jusqu’à plus de 100 kWh, par conséquent très lourdes, n’ont rien de durable : leur fabrication utilise de très grandes quantités de matériaux rares et le bilan en énergie grise/émissions grises de CO2 lors de leur construction est très élevé et mettra des années à être compensé. Et encore à condition qu’elles soient rechargées avec une électricité fortement décarbonée ! Mais là encore, ces dérives à l’évidence non durables de certains constructeurs existent d’une part parce qu’elles rencontrent les choix de certains consommateurs peu soucieux de sobriété et d’autre part parce que les règlementations, européennes en l’occurrence, ont été mal calibrées. La Commission européenne en est d’ailleurs consciente et travaille à durcir ces règles. Il va de soi que cela ne condamne pas la pertinence des voitures hybrides, rechargeables ou non, et encore moins les voitures purement électriques de caractéristiques raisonnables, mais ces failles règlementaires sont transitoirement dommageables pour la réduction des émissions de CO2.

        Ces quelques exemples montrent bien les relations ambiguës qui peuvent exister entre l’industrie et les consommateurs, voire peut-être les législateurs soumis à un lobbying intense... Les motivations de sobriété en sont souvent largement absentes, en tout cas pas prioritaires. C’est donc un domaine qui recèle un potentiel de progrès non négligeable, à condition que les comportements des industriels et des consommateurs évoluent conjointement...

* Les transports publics et la logistique des marchandises. C’est un autre secteur essentiel pour le bon fonctionnement d’un pays développé et qui pèse lourd en énergie et en émissions de CO2. C’est par conséquent un secteur à fort enjeu climatique. Sa situation est cependant là-encore contrastée :

- Le transport ferroviaire est extrêmement peu émetteur de CO2 lorsqu’il est électrifié avec une électricité bas carbone, ce qui est encore loin d’être le cas dans tous les pays d’Europe. Il est alors très vertueux pour les passagers et les marchandises, mais il n’est pas parvenu à s’imposer dans ce dernier domaine face aux transports routiers, beaucoup plus souples et moins chers. Cependant, toutes les lignes ne sont pas électrifiées et ne le seront pas pour des raisons financières. Le recours à des trains fonctionnant sur batteries électrochimiques voire à l’hydrogène décarboné permettra de décarboner ces lignes (les trains qui roulent actuellement avec cette dernière énergie utilisent de l’hydrogène carboné).

- Le secteur aérien fait l’objet de beaucoup de critiques pour sa consommation d’énergie élevée et ses émissions de GES, estimées à environ 3 % des émissions mondiales. Mais il s’est globalement engagé dans une démarche de décarbonation à long terme, utilisant différentes technologies : électrification pour les petits avions, hydrogène gazeux ou liquide pour ceux de tailles intermédiaires courts et moyens courriers et bio-kérosène ou e-kérosène (kérosène de synthèse) pour les gros porteurs longs courriers. Ceci sans compter les progrès aérodynamiques et de rendements de propulsion avec notamment un recours partiel aux hélices pour de petites ou moyennes distances. La recherche de solutions d’efficacité énergétique et de réduction des émissions de GES, principalement de CO2, est donc bien engagée dans ce secteur.

Concernant les efforts de sobriété du secteur, on peut aussi citer les recherches de trajectoires optimisées et de gestion de la circulation aérienne plus économiques (moins de temps d’attentes avant l’atterrissage à l’arrivée), les mesures règlementaires limitant l’usage de l’avion dès lors qu’une solution ferroviaire rapide (TGV) de durée raisonnable existe, etc. Le reste relève des comportements des consommateurs qui peuvent modérer leur usage de l’avion lorsque c’est possible.

- Reste le transport routier, qui utilise quasi-exclusivement des énergies d’origine fossile et est très émetteur de CO2. En effet, les camions ne représentent que 2 % des véhicules en circulation, mais sont responsables de près de 30 % des émissions de CO2 du transport routier dans l'UE. En France, pays de grande taille et de transit, c’est davantage, environ 40 %. D’où l’importance cruciale de décarboner ce secteur dès que possible, le transfert modal vers le rail restant malheureusement incertain et limité. Des solutions techniques existent, avec l’électrification (les premiers camions électriques commencent à être mis sur le marché : Volvo Trucks fabrique un camion de 40 tonnes ayant un moteur de 490 kW, une capacité de batterie de 540 kWh, donné pour une autonomie de 345 km à une vitesse moyenne de 80 km/h) ou utilisant pour des autonomies plus importantes des autoroutes électrifiées par caténaires ou encore l’hydrogène.

Cependant, il s’agit d’un secteur comportant un très grand nombre d’acteurs de tailles diverses et très sensibles aux coûts. Or, les poids lourds ont une longue durée d’utilisation et d’amortissement. La propension naturelle à migrer vers l’électrification (soit directe, soit via l’hydrogène) risque donc d’être faible et lente, hors règlementation incitative et stricte au niveau européen.

Enfin, en termes de sobriété, il serait bon de s’intéresser aussi aux circuits logistiques qui multiplient parfois les distances et à certaines pratiques d’achat aberrantes pour le climat, qui font venir de très loin des produits alimentaires disponibles beaucoup plus près, ceci pour économiser quelques centimes sur le prix des produits à l’arrivée. Ceci parce que les émissions de CO2 ne sont pas prises en compte dans les prix des marchandises, ce qui est anormal.

  • L’énergie des consommations individuelles

Ce domaine implique directement les comportements humains, ce qui le rend beaucoup plus complexe à analyser à plusieurs égards :

* Toutes les consommations ne sont pas équivalentes en termes de nécessité. On peut distinguer en effet les consommations d’énergie nécessaires à la satisfaction :

- Des besoins élémentaires vitaux tels que se nourrir, disposer d’un logement décent, avoir la capacité de se déplacer pour les besoins essentiels, notamment aller au travail, permettre un minimum de relations sociales, etc.

- Des besoins plus sophistiqués tels que l’accès à la culture, les loisirs, les voyages, etc. qui sont le propre de sociétés évoluées et sont une composante essentielle du développement humain.

- De purs désirs humains, parfois sans limites, qui relèvent en général du superflu et peuvent entraîner des consommations énergétiques individuelles considérables que l’on peut qualifier de gaspillages.

Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur, chacun aura le sien, mais de constater que ces trois domaines n’offrent pas du tout le même potentiel de sobriété. Il est par exemple limité par un plancher pour ce qui concerne la satisfaction des besoins élémentaires vitaux et dépend pour les deux autres (surtout le dernier) du niveau de revenu de chacun, fait confirmé par différentes enquêtes de retour d’expérience.

Par ailleurs, les efforts de sobriété susceptibles d’être consentis par les consommateurs concernent deux aspects complémentaires :  

* La prise en compte par les consommateurs des consommations énergétiques et des émissions de CO2 dans leurs choix de biens et services, sachant que ces choix ont presque toujours des implications financières pas toujours négligeables (par exemple, une voiture électrique coûte pour l’instant plus cher qu’un modèle thermique équivalent, les appareils électro-ménagers dotés des meilleures étiquettes énergétiques sont en général plus chers, les isolations thermiques des logements les plus efficaces sont plus chères, etc.). Cela constitue un frein évident pour certains consommateurs, ce frein ayant des conséquences au niveau des performances globales du pays, à la fois énergétiques et climatiques. Il en résulte que dans un certain nombre de cas, l’intérêt général conduit à octroyer des aides financières à certains consommateurs, par exemple pour l’achat de voitures électriques ou la rénovation thermique et énergétique des logements. On notera a contrario que les prix exorbitants de certains modèles de smartphones présentés comme toujours plus performants ne sont pas un frein mais une incitation à l’achat... Le signal prix est parfois contre-productif... La mode vestimentaire et certaines frénésies d’achats de vêtements qu’elle entraîne sont également peu durables, le poids du CO2 émis par leur fabrication (sans compter leur distribution) étant très supérieur à leur propre poids (voir livre cité ci-dessous et en réf. [5]).

* L’usage qui est ensuite fait par les consommateurs des biens et services dont ils disposent, quelles que soient les performances énergétiques et climatiques de ces derniers. Les exemples sont très nombreux dans la vie courante : ne pas surchauffer son logement (y compris éviter les effets rebond lorsque il est performant...) ne pas prendre sa voiture pour faire 500 m, etc.

En réalité, tous les domaines de la vie courante sont concernés et peuvent donner lieu à des efforts de sobriété énergétique ayant un impact favorable sur les émissions de CO2, ce qui reste l’objectif principal. Il n’est pas question de les citer tous ici, il est bien mieux de se référer à l’excellent livre, très complet sur le sujet, intitulé :      

« Bonnes pratiques pour sauver le climat »

écrit par Claude Jeandron, préfacé par Brice Lalonde

publié par l’association « Sauvons le climat » en 2021 [5]

Il s’agit d’un livre très concret, très pédagogique et accessible à tous qui répond à pratiquement toutes les questions que peuvent se poser les citoyens-consommateurs préoccupés par le réchauffement climatique et ses conséquences, en leur proposant des moyens pratiques d’agir concrètement à leur niveau. Afin de donner une idée de la richesse des sujets traités, son sommaire est rappelé ci-dessous :

Chapitre 1 : Agir à l’échelle de l’individu, du foyer. Quelle ambition, quel impact ?

Chapitre 2 : Quelles priorités d’action ?

     2.1  Quelles sont les grandes sources d’émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de la planète ?

     2.2  Quelles sont les grandes sources d’émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de la France ?

Chapitre 3 : Évaluer les émissions du foyer pour mieux les réduire efficacement

     3.1  Évaluer nos émissions directes dues à l’énergie que nous consommons

             3.1.1 Comment s’y prendre ?

             3.1.2 Les émissions dues au transport

             3.1.3 Les émissions dues au logement

             3.1.4 Un exemple de bilan carbone

             3.1.5 Réduire les émissions ou les compenser ?

     3.2  Évaluer les émissions causées par notre alimentation

Chapitre 4 : Réduire les émissions « chez soi »

     4.1  Pour se chauffer

     4.2  Pour les activités domestiques

     4.3  Pour l’informatique et l’audiovisuel

     4.4  Choisir son fournisseur d’électricité décarbonée

Chapitre 5 : Construire ou rénover sa résidence

     5.1  Construire sa résidence

     5.2  Rénover sa résidence

     5.3  Produire son électricité soi-même ?

Chapitre 6 : Réduire ses émissions pour se déplacer

     6.1  Choisir son mode de déplacement

     6.2  Choisir sa voiture

     6.3  Et les modes doux ? Le vélo ? La trottinette ? Les deux-roues motorisés ?

     6.4  L’avion

     6.5  Où habiter ?

Chapitre 7 : Se nourrir

     7.1  Comment notre alimentation est-elle à l’origine d’émissions de gaz à effet de serre ?

     7.2  Choisir notre alimentation

Chapitre 8 : Maîtriser ses achats

     8.1  La nature et l’origine des produits

     8.2  Emballages et recyclage

     8.3  L’étiquetage carbone

     8.4  La course au dernier cri

     8.5  Que faire de mon épargne ?

L’impact de ces bonnes pratiques à l’échelle du pays ne peut cependant résulter que de l’effet de masse dû à un grand nombre de citoyens s’engageant dans une voie de sobriété raisonnée et raisonnable, étant entendu que sur les plus de 29 millions de ménages (pour utiliser le vocabulaire de l’INSEE) tous n’ont pas la même capacité potentielle d’y contribuer.

Les domaines dans lesquels les décisions individuelles de consommation sont susceptibles d’avoir un impact direct important sur la consommation énergétique et sur les émissions de CO2 globales du pays sont résumés dans les tableaux suivants (source : Chiffres clés de l’énergie - Édition 2020 portant sur l’année 2019, dernière année « normale » complètement renseignée [4]) :

Pour les consommations énergétiques (en énergie finale) :

Secteur

Résidentiel

Transports

Tertiaire

Industrie

Agriculture

Total

Part de l’énergie consommée

≈ 29 %

≈ 32 %

≈ 17 %

≈ 19 %

≈ 3 %

100 %

Part des décisions individuelles

≈ 100 %

≈ 55 % (1)

≈ 50 % (2)

≈ 0 %

≈ 0 %

-

Poids relatif des décisions individuelles dans le Total

29 %

17,6 %

8,5 %

0

0

≈ 55 %

(1) Selon Chiffres clés 2019 [4] 

(2) Hypothèse, les consommations tertiaires étant en grande partie soumises à des décisions individuelles

Ce tableau montre que 55 % de l’énergie finale utilisée dépend, au moins en partie, de décisions individuelles. On peut alors estimer sur cette base l’impact d’actions individuelles de sobriété pour quelques exemples, notamment celui de la baisse des températures dans les logements. On sait qu’une baisse de température de 1°C réduit les pertes thermiques d’environ 7 %. Une baisse généralisée à l’ensemble du parc de logements de 21°C (température de consigne fréquente) à 19 °C aurait donc comme conséquence de réduire les consommations énergétiques d’environ 14 % dans ce secteur. Ce n’est certes pas négligeable, mais cela ne représente que 0,14 x 0,29 ≈ 4,1 % de l’ensemble des consommations énergétiques du pays. De plus, c’est une opération que l’on peut pérenniser à ce niveau, mais pas augmenter en baissant un peu plus la température chaque année. Quant au secteur tertiaire, son impact est encore moindre : la même baisse de températures économiserait 0,14 x 0,085 ≈ 1,2 % de l’énergie du pays. Pour l’ensemble des deux secteurs immobiliers, la baisse des consommations énergétiques serait donc de 5,3 % au niveau du pays. C’est relativement peu mais ce n’est cependant pas à négliger et cette action typique de sobriété peut être mise en œuvre très rapidement par des mesures simples : baisser les températures de consigne manuellement ou via les thermostats, après s’être assuré du bon entretien, fonctionnement et réglage des systèmes de chauffage existants.

Aller plus loin implique donc des actions d’efficacité énergétique, qui peuvent être de bien plus grande amplitude. Par exemple, si l’on retient l’hypothèse d’une réduction de 40 % des pertes thermiques par l’isolation des bâtiments (ce qui est sans doute ambitieux) appliqué à l’ensemble du parc existant qui subsistera en 2050, le gain énergétique au niveau du pays serait de 0,40 x 0,29 ≈ 11,6 % pour les logements et de 0,40 x 0,085 ≈ 3,4 % pour le tertiaire, pour un total de 15 % au niveau du pays. C’est 3 fois plus que la seule sobriété mais cela implique du capital et du temps : plusieurs centaines de Mds€ d’ici 2050. La combinaison de ces deux actions permet d’envisager un gain d’environ 20 % sur les consommations énergétiques du pays à cette échéance.

Mais ce gain ne peut être que progressif et il ne suffira de toute façon pas pour effacer complètement les émissions de CO2 de ces deux secteurs. Pour ce faire, il faut en plus agir sur les sources d’énergie en supprimant toutes les énergies d’origine fossile et en les remplaçant par l’électricité (essentiellement via des pompes à chaleur) et quelques bioénergies (dont le bois énergie) en complément.   

Pour les émissions de CO2 (déduction faite des émissions de N2O et de CH4 de l’agriculture) :

Secteur

Résidentiel et Tertiaire (usage des bâtiments)

Transports

Industrie et usage de l’énergie

Traitement des déchets

Agriculture

Total

Part des émissions de CO2 (1)

≈ 20,7 %

≈ 37,4 %

≈ 35 %

≈ 4,2 %

≈ 2,7 %

100 %

Part des décisions individuelles

≈ 81 % (2)

≈ 53 % (1)

≈ 0 %

≈ 0 %

≈ 0 %

-

Poids relatif des décisions individuelles dans le Total

≈ 17 %

≈ 20 %

0

0

0

≈ 37 %

(1) Calculée à partir des Chiffres clés 2019 [4]

(2) Estimation approximative au prorata des énergies consommées

Ce tableau montre que 37 % des émissions de CO2 du pays dépendent, au moins en partie, de décisions individuelles. C’est moins que pour l’énergie, mais c’est plus efficace pour le climat puisque l’impact est alors direct. Dans les deux usages (bâtiments et transports) les réductions des émissions dépendent en effet avant tout des énergies utilisées, donc des technologies capables de les mettre en œuvre (par exemple pompes à chaleur pour les bâtiments, voitures électriques pour les transports). Dans ce contexte, les progrès technologiques jouent le rôle principal. Mais cela demande à nouveau du capital et du temps, il faut par exemple une douzaine d’années voire davantage pour remplacer un parc automobile.

Entre-temps, des actions de sobriété sont toujours possibles : par exemple, réduction d’usage de véhicules personnels thermiques et transfert vers le train, mais cela n’est pas toujours facile hors des grandes agglomérations et induit des contraintes parfois fortes.

        Ces évolutions sont donc très complexes et il n’est pas facile d’anticiper et de chiffrer leurs effets respectifs réels. Au vu des chiffres ci-dessus, on peut cependant en déduire raisonnablement que les réductions des émissions de CO2 soumises aux choix individuels viendront bien davantage des progrès technologiques que des efforts de sobriété, sans cependant exclure ces derniers.

- Quelques estimations publiées concernant les apports relatifs des technologiques et de la sobriété dans le domaine des consommations individuelles

On trouve quelques données et réflexions dans deux publications récentes de référence :

° Dans le compte rendu du séminaire 2022 de l’Académie des technologies [1] : « Une évolution de ses comportements individuels (sobriété comportementale) ne permet à un Européen de réduire que d’environ 25 % son empreinte écologique. C’est largement insuffisant ». L’échéance d’atteinte de cette estimation n’est cependant pas datée, ce qui en limite l’interprétation.

° Dans le rapport Pisani-Ferry [2], à propos de l’impact global de la sobriété dans le cas de la France : « À l’horizon 2030, compte tenu des leviers identifiés dans chaque secteur [...] on peut en attendre entre 12 % et 17 % [...] C’est dire que l’essentiel de l’effort passera par la substitution de capital aux énergies fossiles ». Cette dernière affirmation est d’importance : le capital étant indispensable aux progrès technologiques qui permettent l’efficacité énergétique, elle confirme bien que ces progrès sont appelés à jouer le rôle principal comparativement aux efforts de sobriété.

° En synthèse, les estimations citées ci-dessus situent les potentiels respectifs de l’efficacité énergétique et de la sobriété aux environs de [80 % - 20 %] en ordre de grandeur très approximatifs. L’efficacité de la  sobriété est donc limitée, mais il en va de même de ses conséquences économiques, qui ne doivent pas être confondues avec celles d’une décroissance généralisée qui entraînerait un appauvrissement majeur.

- Pourquoi la décroissance est en outre une impasse climatique

La définition la plus courante du terme « décroissance » que l’on trouve dans la littérature est la suivante : « Concept politique, économique et social prônant une réduction de la consommation. Né dans les années 1970, il s'appuie sur l'idée que la croissance économique (mesurée par des macro-indicateurs tels que le produit intérieur brut (PIB) ne garantit pas (voire contrecarre) l'amélioration des conditions de vie de l'humanité et la durabilité du développement ». Le problème est que ce concept général n’est jamais chiffré et que, sous couvert de bonnes intentions apparentes, la décroissance se révèle être une idéologie aux effets contre-productifs au regard du but qu’elle prétend atteindre.

C’est clairement le cas concernant le climat. Comme indiqué ci-dessus, dans un pays développé comme la France, la voie réduction des émissions de GES résultera majoritairement des progrès technologiques. Or, la mise en œuvre de ces derniers requerra énormément de capital. Le Rapport Pisani-Ferry [2] le chiffre à 66 Mds €/an d’ici 2030 (dont 48 pour le seul immobilier : 21 pour le logement, 27 pour le tertiaire privé et 10 pour l’immobilier public) sachant qu’il s’agit de besoins d’investissement supplémentaires pour atteindre l’objectif européen « Fit for 55 ». Outre que de tels montants sont probablement hors de portée à ce niveau très élevé dans la situation actuelle (mais c’est un autre débat), il est évident que pas le moindre euro ne pourrait être investi en cas de décroissance prononcée.

Voici d’ailleurs ce qu’en dit plus loin ce même Rapport : « Économiquement, le thème de la décroissance est trompeur [...] C’est surtout une voie sans issue : si, en effet, l’objectif est bien de ramener les émissions nettes à zéro, y parvenir par la seule décroissance supposerait d’annuler la majeure partie des gains de revenu réel des derniers siècles. Nul n’imagine que ce soit possible, ni même souhaitable [... ] L’impératif de la préservation du climat ne nous contraint pas ipso facto à renoncer à la croissance. Il nous oblige en revanche à trouver les voies d’une nouvelle croissance qui prenne en compte la finitude de la planète et donc les externalités environnementales des choix individuels et collectifs ».

L’Académie des technologies [1] n’écrit pas autre chose : « Les technologies sont essentielles pour promouvoir des modes de production plus économes en ressources critiques, afin de permettre un découplage maximal entre la satisfaction des besoins et l’impact environnemental [...] La technologie et l’innovation jouent donc un rôle essentiel tant pour permettre et encourager des comportements sobres que pour éviter, en réduisant l’empreinte écologique de nos consommations (découplage), que la sobriété nécessaire exige des efforts qui la rende inacceptable ou contrarie l’accès d’une partie de l’humanité à de meilleures conditions de vie [...] Les évolutions vers plus de sobriété peuvent être encouragées par de nouvelles infrastructures et par des incitations (prix des produits reflétant leur impact) et par des réglementations (interdiction de certains procédés ou de certains produits et services). Mais elles ne seront massives et largement acceptées que si la sobriété s’inscrit dans un « grand récit » partagé ».

Dans les deux cas cependant, la sobriété n’est pas oubliée. Le Rapport Pisany-Ferry évoque « la finitude de la planète et donc les externalités environnementales des choix individuels et collectifs » et l’Académie des technologies écrit dans les trois messages qui résument sa position : « (1) La sobriété est nécessaire à court terme, car la technologie ne suffira pas à faire face à l’urgence climatique ; (2) La sobriété est nécessaire au progrès et le progrès est nécessaire à la sobriété ; (3) Les experts doivent éclairer les choix pour favoriser un discernement technologique collectif ».

        Ces positions raisonnées et raisonnables ont du poids et conduisent à ne pas écarter une sobriété bien pensée, n’ayant rien à voir avec une décroissance généralisée, « la technologie ne pouvant pas tout » comme l’indique en filigrane l’Académie des technologies. On ajoutera qu’outre les impacts positifs de long terme sur le climat et sur l’économie de matières premières comme les métaux rares ou moins rares (le recyclage ne pouvant pas non plus tout, son rendement étant < 100 %), certaines actions de sobriété peuvent avoir des avantages notables à court terme dans la mesure où leur effet est immédiat et gratuit. Cela peut par exemple permettre d’éviter ou d’atténuer des pénuries temporaires subies.

Reste à préciser ce que cette sobriété peut ou doit concrètement concerner.

 

3 – Enseignements de cette analyse

        Il résulte de ce qui précède qu’une sobriété raisonnée et raisonnable est inévitable, mais qu’elle ne peut s’appliquer que de façon sélective et ciblée en fonction des domaines considérés, en distinguant notamment :

* Le domaine du fonctionnement souverain du pays au bénéfice de l’ensemble de ses habitants. Tous les secteurs remplissant des fonctions essentielles dans la vie d’un pays développé doivent bénéficier de suffisamment d’énergie pour fonctionner correctement, faute de quoi des pans entiers de la vie du pays s’écrouleraient au détriment de l’ensemble des citoyens. C’est une nécessité, pas une option.

Cela ne signifie pas que les consommations énergétiques associées ne peuvent être ni maîtrisées ni réduites, mais que ces réductions doivent être atteintes à service rendu suffisant, dans des conditions rigoureuses :

- Ces secteurs étant par nature davantage soumis à la rationalité économique qu’aux purs désirs humains, ces réductions passent avant tout par les progrès d’efficacité énergétique, qui dépendent eux-mêmes des progrès des sciences et des technologies, mais aussi de financements suffisants. La sobriété en tant que telle résultant alors avant tout d’organisations efficaces capables d’optimiser l’usage d’une énergie rare et chère et d’en éviter les inacceptables gaspillages sans en réduire la juste disponibilité.

- La condition nécessaire impérative à l’atteinte de ce résultat est une gouvernance politique globale éclairée et de long terme de l’ensemble des secteurs concernés, s’appuyant sur l’expertise scientifique et technique, largement disponible dans notre pays mais dramatiquement négligée depuis 20 ans, comme l’a récemment révélé la Commission d’enquête parlementaire Schellenberger-Armand visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France [6]. Cette dernière a en effet mis en évidence « le lien défaillant, parfois même inexistant, entre expertise scientifique et technique, instruction des dossiers et décision politique ». Et comme l’a dit lors de son audition par cette Commission Yves Bréchet, membre de l’Académie des sciences, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique :

« L’instruction scientifique et technique des dossiers politiques doit être repensée de fond en comble ».

Le diagnostic est sans appel et l’enjeu est majeur : face aux immenses difficultés que le pays va devoir affronter pour se décarboner sans perdre sa souveraineté et assurer les services essentiels à ses habitants, impliquant notamment d’engager des investissements très lourds dans un contexte financier contraint, les gaspillages d’argent public, l’amateurisme, l’incompétence, l’absence ou l’insuffisance d’études d’impact et de réflexions approfondies pour fonder les décisions, ne seront plus admissibles.

          En un mot, le retour à un État stratège tel qu’il existait dans les années 1970 est un impératif absolu et non une option. Cela concerne en premier lieu l’État central, mais également les collectivités locales qui ont un rôle éminent à jouer dans leurs territoires et doivent aussi impérativement s’appuyer sur les mêmes règles, en particulier l’expertise scientifique et technique dans leurs actions et décisions, en cohérence avec ce qui est fait au niveau national. Cependant, l’empilement des compétences à tous les niveaux (état, régions, départements, communautés de communes, communes) est à réinterroger car il ne facilite ni la cohérence de l’action (chaque niveau ayant ses propres priorités), ni l’efficacité de la dépense publique, chacun y allant de ses soutiens financiers pas toujours coordonnés. Les injonctions administratives générales et excessives qui ignorent les spécificités locales peuvent aussi être contre-productives.

* Le domaine des consommations individuelles. C’est celui dans lequel les efforts de sobriété prennent un sens concret pour les consommateurs, mais ces efforts ne seront socialement acceptables que si :

- Les biens et services mis à leur disposition leur apportent aussi la possibilité de progrès d’efficacité énergétique leur permettant de réduire leurs consommations d’énergie et leurs émissions de CO2 à des coûts acceptables.

- Les règlementations contraignantes, dont certaines sont indispensables ou le deviendront, autorisent une adaptation dans la durée, financièrement étalée pour être supportable et le cas échéant aidée pour les consommateurs qui en ont réellement besoin.

4 – Pour conclure

          Invoquer la sobriété comme un mantra qui résoudrait tous les problèmes climatiques sans tenir compte des indispensables progrès d’efficacité énergétique et des risques de décroissance massive en cas de manque d’énergie n’a pas de sens, sauf pour les idéologues, notamment anti-nucléaires, qui cachent le fait que leur refus de cette indispensable énergie conduit tout droit à une décroissance profonde et généralisée, les énergies renouvelables variables et intermittentes étant bien incapables à elles-seules d’apporter une énergie suffisante  dans des conditions de sécurité d’alimentation et de coût acceptables.

          Cela ne signifie pas que des efforts de sobriété ne doivent pas être faits, notamment pour supprimer certains excès et gaspillages manifestes, non durables dans le contexte du dérèglement climatique et de la raréfaction de certains matériaux, comme les métaux rares. Mais que ces efforts doivent être raisonnés et raisonnables et être organisés dans la durée pour les rendre socialement acceptables, faute de quoi ils seraient violemment rejetés, conduisant à l’échec de leur mise en œuvre.

          On ne peut cependant ignorer que certaines démarches de sobriété se heurtent par nature à la logique industrielle et commerciale d’un certain nombre d’entreprises produisant essentiellement des biens de consommation, dont le modèle économique est fondé sur la croissance continue et sans fin de leurs ventes. La consommation est dans ce cas clairement poussée par la production et rencontre les désirs non ou peu limités de certains consommateurs, exacerbés par la publicité. Ce modèle économique est en général associé à une faible durabilité des produits, réelle ou suscitée par l’obsolescence programmée, pratique qui vient heureusement d’être interdite au niveau européen.

          Cela pose donc clairement la question du caractère non durable de certains aspects et excès manifestes et gaspillages de ce modèle consumériste et conduit à s’interroger sérieusement sur des modes de production plus durables, substituant la qualité et la longévité des produits à leur remplacement accéléré, ou sur la modération des caractéristiques de certaines productions (par exemple l’inutile et aberrante surpuissance de certaines voitures particulières). Du côté des consommateurs, d’autres excès manifestes peuvent être gommés ou atténués sans atteinte notable à leur mode de vie, comme indiqué dans le livre de Claude Jeandron [5]. Tout cela pour le plus grand bénéfice du climat et des ressources rares. Mais on ne peut ignorer que ces évolutions ne peuvent se faire sans une évolution du modèle économique de certaines entreprises, donc sans résistances ni sans changements de métiers pour certaines catégories de leurs employés et sans entraîner des décroissances de leurs chiffres d’affaires. Il s’agirait cependant de décroissances sectorielles d’adaptation, limitées à certaines entreprises ou secteurs, sans impact global généralisé.

          Très différente serait une décroissance globale et généralisée qui résulterait d’une insuffisance massive d’énergie, qui peut fort heureusement être évitée grâce à un moyen de production d’électricité décarbonée existant, éprouvé, pilotable et capable de produire en très grande masse à un coût très compétitif : le nucléaire. Il constitue la meilleure assurance connue à ce jour contre ce risque et présente, contrairement aux panneaux photovoltaïques et surtout aux éoliennes, l’autre avantage majeur de consommer très peu de métaux rares, essentiellement dans ses aciers en majorité faiblement alliés, ce qui le rend durable sous cet aspect.

          Sera-t-il néanmoins suffisant pour éviter des efforts de sobriété dans les années qui viennent ? La réponse est moins sûre dans la mesure où la capacité nucléaire installée n’augmentera que de 1,65 GW d’ici 2035, avec la mise en service de l’EPR de Flamanville 3. Or, les prévisions de consommation à cette échéance sont (enfin !) en train d’être nettement réévaluées à la hausse par RTE, après des années de prévisions erronées de stagnation voire de décroissance de la consommation d’électricité, dont les motivations politiquement orientées, notamment vers la réduction de la capacité nucléaire du pays, ne peuvaient être exclues. Ces estimations revues et corrigées ont été publiées le 20 septembre 2023.

Dans ce contexte, l’hydraulique ayant un faible potentiel d’accroissement d’ici 2030-2035, l’essentiel des productions supplémentaires décarbonées viendra de l’éolien et du photovoltaïque, qui n’offrent que de très faibles garanties (de nature purement probabilistes) de disponibilité en puissance instantanée et dont la variabilité et l’intermittence soulèvent des problématiques non résolues à ce jour et dont les solutions envisagées coûteront en tout état de cause très cher. Des efforts consentis et temporaires de sobriété lors de certaines périodes tendues pourraient dans ces conditions devenir inévitables pour éviter des pénuries subies. La question est en cours d’étude par RTE, pour des conclusions également attendues à l’automne 2023.

          Deux autres très difficiles défis viennent complexifier cette évolution majeure ou plus exactement indispensable révolution énergétique et climatique aux conséquences économiques et sociétales inédites :

* Celui de l’ampleur du financement supplémentaire nécessaire à la décarbonation de l’économie à l’intérieur de nos frontières (hors importations). Le Rapport Pisani-Ferry donne des estimations chiffrées et ajoute que ce financement ne pourra se faire qu’en augmentant la dette publique, à savoir en points de PIB : + 9 en 2030, + 17 en 2035 et + 25 en 2040. Ceci dans le contexte d’un endettement déjà très important du pays...

* Le fait que cette décarbonation intérieure ne représente qu’environ la moitié de l’impact climatique total de la France, l’autre moitié étant incluse dans les importations de biens et services. De ce point de vue, la relocalisation de productions industrielles utilisant l’électricité déjà fortement décarbonée française est une voie efficace, d’autant plus qu’on supprime ainsi une bonne partie des émissions dues aux transports à longue distance. Mais cette voie sera d’ampleur limitée et ne sera possible que si l’on dispose d’électricité en quantité suffisante et à des prix compétitifs pour permettre à l’industrie de remonter en puissance. La réindustrialisation du pays recèle donc un double enjeu, de souveraineté et climatique.

 

Références:

[1] Matières à penser sur la sobriété - Synthèse du Séminaire 2022 de l’Académie des technologies - Publié le 27 juin 2023

[2] LES INCIDENCES ÉCONOMIQUES DE L’ACTION POUR LE CLIMAT - Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz - FRANCE STRATEGIE - MAI 2023

[3] La décarbonation du secteur aérien par la production de carburants durables, Rapport et Avis - Académie des technologies - Mars 2023

[4] « Chiffres clés 2019 » publiés en 2020

[5] Bonnes pratiques pour sauver le climat - Par Claude Jeandron - Publié par l’association « Sauvons le climat » - Edité par « Les unpertinents » - 2021

|6] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-independance-energetique

 

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