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Point de vue : La relance du nucléaire : un choix de société qui nous engage

  • Publié le 9 mars 2022
Claude FISHER HERZOG
  • Nucléaire
  • Electricité nucléaire
  • Point de vue
  • politique énergétique

La relance du nucléaire : un choix de société qui nous engage

 

Sauvons Le Climat vous propose de prendre connaissance ci-dessous du point de vue de Claude Fischer-Herzog, Présidente des Entretiens Européens, publié à l'issue de l'intervention du Président Macron à Belfort le 12 février dernier.

 Claude Fischer Herzog

 

La France va relancer son industrie nucléaire. Avec la programmation de 6 EPR d’ici 2035, 14 d’ici 2050, la prolongation de la durée de vie de nos centrales, elle reprend le flambeau. Dans son discours de Belfort, le Président Macron a donné un signal très fort à l’Europe et au monde. Il faudra compter avec elle. C’est une grande décision qui a des implications importantes en interne et à l’extérieur. 

Certains s’interrogent. En serons-nous capables ? Trop de mauvaises décisions ont plombé la filière, mais EDF l’a dit et redit : elle est prête ! Et si le président a pu annoncer la construction de nouveaux réacteurs, c’est bien parce que l’entreprise et celles de la filière ont su maintenir le parc, et construire, n’en déplaise à tous ses détracteurs, un EPR de génération 3 qui est en train de faire ses preuves en Chine, sera bientôt opérationnel en Finlande, et le 1er d’une série en France qui lui permettra de rester leader en Europe et dans le monde.

Un choix pour le futur

C’est un choix qui nous engage tous, bien au-delà de la filière, un choix pour le futur. Nous entrons dans une nouvelle ère électrique, le nucléaire est un allié pour construire une économie décarbonée et réussir les mutations de nos modes de vie et de production. C’est un bien public qui a joué son rôle pendant la crise sanitaire et économique quand il manquait de vent et de soleil, qui a offert des prix bas quand ceux du gaz explosaient… La Commission européenne a reconnu que sans le nucléaire, il sera impossible de réaliser nos objectifs de réduction de notre empreinte carbone et que celui-ci avait toute sa place dans le mix énergétique aux côtés des renouvelables. Sa décision de l’inclure dans la taxonomie est une incitation très positive à son développement. Il s’agit maintenant d’inventer une nouvelle régulation et de construire une nouvelle économie mixte où le public et le privé devront travailler ensemble à l’intérêt général.

Faire sauter les verrous !

« C’est un nouveau printemps » se réjouit Jean-Bernard Lévy, le PDG d’EDF. Pour qu’il fleurisse, il va falloir faire sauter les verrous que les gouvernements successifs et la Commission européenne ont mis sur la voie d’une renaissance depuis de trop longues années. J’en listerai trois : la loi française elle-même qui a bridé le nucléaire, le marché électrique européen qui en dissuade les investissements et défavorise les entreprises productrices, et une gestion étatique d’EDF qui l’a privée de la maîtrise de sa gestion dans l’intérêt général au profit de la concurrence. Trois batailles à mener en même temps et qui devront mobiliser toute la société.

 

  1. Réviser la programmation pluriannuelle de l’énergie

La loi sera rediscutée en 2023. Il est urgent de s’y préparer, de sortir de la gouvernance par les chiffres et d’offrir une vision stratégique plus cohérente de notre politique énergétique. Quand le président réaffirme que notre objectif phare est de réduire de 40% notre consommation énergétique pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 55% en 2030 (100% en 2050), il faudra qu’il nous explique comment il compte renouer avec la croissance et réindustrialiser notre pays. Consommer moins ou produire autrement ? Ce n’est pas la même chose. La réduction de nos émissions de gaz à effet de serre passe par celle, drastique, de la part des fossiles dans la production (qui représente encore 67% du mix énergétique), et une augmentation considérable de celle d’électricité décarbonée. La proposition d’une augmentation de la part d’électricité de 60% de plus qu’aujourd’hui d’ici 2050, ce qui représenterait 53% de la consommation globale d’énergie finale (1800 TWh en 2019) ne fait pas le compte. Et les moyens pour y parvenir posent problème.

Nucléaire et EnR : attention à l’équilibre

En effet, « marcher sur nos deux jambes » avec une part de nucléaire à 40% (contre 70 actuellement) et une part de renouvelables à 60% (contre 24% actuellement, hydraulique compris) n’est pas un gage d’équilibre ! Car les EnR n’égalent pas le nucléaire ; et toutes ne se valent pas entre elles. En effet, l’éolien et le solaire sont intermittentes (contrairement aux EnR thermiques ou hydroélectriques). Faire dépendre notre marché électrique des variations météorologiques coûte très cher pour très peu d’efficacité :  on a dépensé 150 milliards en 10 ans pour remplacer 2,5% d’électricité décarbonée nucléaire[1]. Les Français doutent. Ils ne veulent plus d’éoliennes dans leur jardin ? Qu’à cela ne tienne nous dit le président, on les construira en mer ! 50 parcs pour 40 GW d’ici 2050, en complément de 100 GW de solaire et de 37 GW d’éolien terrestre. Des chiffres qui évitent de pointer les effets pervers que trop d’EnR intermittentes créeront pour le système électrique français et son réseau.

Pourquoi brider le nucléaire ? Laisser les options ouvertes

Le nucléaire, c’est la base pilotable qui permet de compenser les variations de puissance quand les EnRei sont défaillantes. Une baisse relative de sa production nous promet donc du gaz (ou le maintien du charbon) pour assurer la survie du réseau avec son lot de gaz à effet de serre et autres polluants atmosphériques. Mais surtout, c’est notre bien public qui fournit en continu et pour tous, particuliers, entreprises et territoires, une électricité sûre et abondante et à bas prix. Il faut le préserver et le développer ! Alors que la raison semble l’emporter en France avec la proposition de renouveler notre parc (le 2ème plus puissant du monde après les Etats-Unis !), il ne faudrait pas inscrire dans le marbre des objectifs chiffrés. Le président a proposé la construction de 6 EPR, voire 14 d’ici 2050, la Cour des Comptes parle de 30 si on veut garder le niveau de production. Le nucléaire est une industrie du futur, sa relance est nécessaire à la survie d’une filière d’excellence. Celle-ci se prépare depuis deux ans, avec des objectifs-clés de standardisation pour réduire les coûts et la création d’une université des métiers pour la formation et l’emploi. Par ailleurs, la France a un atout considérable dans la filière des déchets, avec leur recyclage en MOX qui alimentera les futurs réacteurs (les EPR2 et plus tard ceux de génération 4), et avec le stockage géologique des plus radioactifs (les déchets HA vitrifiés) pour lequel CIGEO a obtenu la reconnaissance d’utilité publique. Il faut démarrer, créer la dynamique et laisser ouverte les options sur nos objectifs.

Relever le défi de la productivité des centrales

La proposition d’abandonner le projet de fermeture de 12 réacteurs (après ceux de Fessenheim) pour les prolonger comme les 44 autres au-delà de 50 ans, voire 60 ans selon leur niveau de sûreté, est là aussi une mesure de bon sens ne serait-ce que pour répondre à la demande, mais aussi pour le climat et pour laisser le temps à EDF et la filière de construire le nouveau parc d’EPR. Mais deux défis devront être relevés : la productivité du parc qui ne tourne jamais au maximum de ses capacités[2], en raison des arrêts liés aux obligations de visite décennale et aux variations de production des EnR ; et l’équilibre économique des centrales dont les coûts de production très élevés en France dépendent du modèle de régulation du prix d’achat de l’électricité. Car c’est là que le bât blesse, et explique en partie l’endettement d’EDF (40 milliards).

 

  1. Réformer le marché électrique : impulser le débat

En effet, en acceptant l’ouverture de son marché national à la concurrence, la France a accepté un prix de marché de l’électricité calculé sur le coût du dernier KWh appelé : d’abord les renouvelables, prioritaires sur les réseaux, puis le nucléaire, puis le charbon et le gaz. Les prix de gros font du « yo-yo », et l’électricité nucléaire française est mise à contribution ! La France a bien essayé de négocier un mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire (l’Arenh), mais EDF doit vendre une partie de sa production à bas prix, en-dessous de son coût. Avec des prix de l’électricité à 220 euros en moyenne sur le marché européen, le gouvernement – qui choisit (et choisira toujours) « la maîtrise de la facture des Français » - a bloqué l’augmentation des tarifs réglementés d’EDF et a obligé l’entreprise à vendre plus d’électricité moins chère à ses concurrents, ce qui l’a privée de 8 milliards de revenus selon le PDG d’EDF, affaiblissant encore sa capacité d’investissement. Faut-il supprimer le mécanisme ? Le réformer ? Changer le statut d’EDF ? Le débat est ouvert, et le président qui n’a pas abordé le sujet devra répondre aux questions.

Pour une nouvelle régulation

Le président français - qui est aussi celui de l’Union européenne - doit impulser le débat sur la réforme du marché de l’électricité au niveau du Conseil. Les règles de la concurrence sont inappropriées à la spécificité des investissements nucléaires, lourds et à rentabilité différée : or, les projets sont nombreux ! Ils représentent plus de 500 milliards d’€ selon la Commission elle-même. Les Etats ont besoin de coopération et d’une nouvelle régulation offrant des garanties publiques concernant la tarification sans lesquelles ils ne pourront pas investir à long terme. Ils doivent pouvoir attirer les investisseurs institutionnels et privés grâce à des montages financiers leur assurant une rentabilité.

 

Gagner la bataille de la taxonomie

Avec la taxonomie, les investisseurs privés pourront déclarer leurs investissements à leur bilan avec des labels européens « finance durable ». Ils sont prêts à s’engager. Après une bataille épique qui a duré 3 ans, la France doit rester à l’offensive avec les États nucléaires pour gagner définitivement la bataille au Parlement européen qui doit encore délibérer.

 

  1. Donner les moyens à EDF de maîtriser sa gestion

 L’entreprise doit trouver 50 milliards pour les 6 EPR. Le Président a promis plusieurs dizaines de milliards d’aides de l’État. Mais celui-ci est endetté, et face au risque d’une nouvelle crise financière en raison de la reprise durable probable de l’inflation – qui signifie déjà une hausse des taux d’intérêt – il devra aller chercher l’argent auprès d’investisseurs « patients ». Saura-t-il mobiliser l’épargne par un emprunt public ? Quels seront les montages financiers attractifs ? EDF et l’Etat ouvriront-ils les projets au privé ? Ce n’est pas dans notre culture… Le modèle dit « base d’actifs régulés » (RAB) déjà mis en œuvre dans de grands projets d’infrastructures dont les coûts fixes sont importants suscite l’intérêt : avec ce mécanisme, les financements des investisseurs sont révisés périodiquement par un régulateur indépendant qui évalue les dépenses conformément aux projections, et garantit le contrat sur le long terme. Ces coûts sont ensuite récupérés auprès des clients, ce qui permet de financer un retour sur investissement. En l’état du marché et du statut d’EDF, les projets devront passer sous les fourches caudines de la DG Concurrence de la Commission européenne – qui veille à la compatibilité des montages avec les règles de la concurrence. EDF pourrait-elle y échapper ?

Obtenir le statut de SIEG

Pénalisée par les règles de la concurrence européennes et par la loi française, fragilisée par son actionnaire majoritaire, elle a besoin de retrouver la maîtrise de sa gestion. Je ne suis pas sûre qu’une « renationalisation » soit la solution. Ni d’ailleurs qu’elle doive devenir une entreprise « comme les autres » sur le marché. Ni étatisation, ni privatisation ! Il faut inventer une entreprise de 3ème type où le capital et le conseil d’administration serait ouvert à toutes les parties prenantes dont les collectivités locales, et où les actionnaires publics et privés et les prêteurs seraient intéressés à l’intérêt général. L’électricité nucléaire n’est pas une marchandise comme les autres. C’est un service public. En bénéficiant du statut de SIEG (service d’intérêt économique général), compatible avec le Traité de Lisbonne grâce au rapport Herzog (2004) et à l’initiative de Mario Monti (2007), EDF qui doit assumer ses obligations de service public dans l’espace national et des missions de solidarité en Europe, ne serait plus soumise aux règles de la concurrence sur le marché européen. Elle pourrait ainsi se développer et en même temps continuer à défendre ses ambitions commerciales en Europe et dans le monde, car nul doute que la relance du nucléaire en France repositionnera notre pays sur le marché mondial en pleine renaissance[3].

 

Paris, le 13 février 2022

 

[1] Les EnR ne peuvent se faire qu’au prix d’une puissance installée très supérieure à la puissance appelée et d’une base pilotable capable de la compenser quand besoin. Elles bénéficient actuellement d’une priorité sur le réseau et d’un prix d’achat garanti, l’écart avec le prix de marché étant payé via les taxes appliquées aux consommateurs (7 milliards par an). En clair, elles sont hors concurrence et les dérogations qu’on leur a octroyées ont créé énormément d’effets pervers sur les marchés. Elles sont en partie responsables des prix spot volatils et de l’explosion de la demande de gaz et de son prix.

[2] Le parc nucléaire français est beaucoup moins productif que le parc américain : la production au gigawatt installé 30% plus élevée aux USA en 2019, avec près de 8TWh par GW de capacité aux USA contre 6 en France. En 2020, en pleine pandémie, le GW américain a même produit 45% plus que le GW français. Cf. Véronique Le Billon dans Les Echos – 9 novembre 2021.

[3] Ces questions seront à l’ordre du jour du séminaire du 3 mars 2022, organisé par ASCPE avec le GIFEN, le syndicat de la filière nucléaire en France, le CLEEE, représentant les gros consommateurs d’électricité de l’industrie et du tertiaire, la FNTP, la fédération des entreprises des travaux publics et de génie civil, et X-Sursaut, es ingénieurs de l’Ecole Polytechnique, avec la participation de la Commission européenne.

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