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Le destin du nucléaire civil en France

Claude Marti

Professeur des Universités

Avant-propos

La question des choix français doit être placée dans le contexte international.

Nombre de réacteurs sont mis en chantier actuellement, que ce soit en Chine, surtout, mais aussi en Inde, en Russie, en Corée du Sud, en Amérique du Sud  etc.[1] Il semble inéluctable que de très nombreux autres réacteurs soient rapidement et efficacement programmés. L’influence sur ces programmes, chinois en particulier, de quelques militants ou même de grandes manifestations et de décisions de l’État français serait a priori nulle. Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, mais néanmoins on ne peut ignorer cette situation pour gérer, dans l’océan mondial, la goutte d’eau d’une attitude française[2], même si, un peu présomptueusement, elle se voulait servir de modèle,

1 Parfaire le contrôle : un préalable absolu

1.1 Aucun programme, qu’il soit de construction ou de démantèlement, n’est acceptable sans que soient mis en œuvre des efforts constants et efficaces pour perfectionner le contrôle du nucléaire dans son ensemble.

1.2 Ce contrôle doit, non seulement assurer la meilleure sécurité possible, mais de plus acquérir la confiance des citoyens. Ne serait-ce que parce que l’absence de confiance peut engendrer, en cas d’incident, des réactions inadéquates allant jusqu’à mettre en péril la sécurité des personnes.

Les autorités de contrôle françaises doivent donc pouvoir :

1.2.1 donner des avis indépendants (naturellement d’abord avoir accès à toutes les informations), ce qui est le cas

1.2.2 rendre ces avis publics (transparence) ce qui est le cas

1.2.3 avoir certains pouvoirs de fermeture des établissements, ce qui est le cas. Le pouvoir de s’opposer à une fermeture échappe donc en principe au gouvernement français. Cet abandon de souveraineté est un exemple valable. Mais la position de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, l’ASN est délicate :

1.2.3.a Il faut tenir compte à la fois de dangers potentiels et des inconvénients d’une fermeture brusque. On peut se demander si une instance  arbitrale  entre l’autorité de contrôle et le gouvernement n’est pas nécessaire. Serait-ce un tribunal à double compétence, judiciaire et technique ou une autorité de niveau plus élevé (européenne)?).

1.2.3.b On demande parfois que les membres de ces autorités n’aient pas eu de relations avec l’industrie nucléaire. Comment veut-on qu’ils aient alors la compétence nécessaire ? Il faut réfléchir longuement aux exigences sur les experts[3].

1.3 De plus les autorités de contrôle nationales doivent être supervisées, de façon continue et détaillée, par une autorité supranationale, évaluant leur pratique. Une telle obligation aurait sans doute évité Fukushima. Le problème ne se pose pas en France (à moins qu’un régime horrible ne vienne au pouvoir !)

1. Les institutions, généralistes (Académie des sciences par exemple) ou spécialisées (Agence de Sûreté Nucléaire française, Agence Internationale pour l’Énergie Nucléaire) et tous ceux qui ont un peu d’expertise et ont donc d’une façon ou d’un autre côtoyé le nucléaire sont soupçonnés de collusion ; c’est abusif, mais c’est un fait. Le rétablissement de la confiance nécessite plus que de nouvelles règles. Une proposition est la tenue de « procès » avec jurys citoyens, permettant peu à peu d’établir quelles sont les affirmations sûres ou sûrement fausses ou démesurément exagérées.

1.5 Les informations doivent atteindre le maximum de citoyens. Il faut donc en particulier qu’elles soient comprises. Une majorité de bacheliers devrait :

1.5.1 Savoir le sens des différentes unités de radioactivité (dépassant le niveau de certains textes de journaux qui confondent allègrement dose et débit de dose) et des limites de toxicité.

On pourrait espérer qu’un certain nombre[4] pourraient distinguer les normes prises avec un luxe de précautions parce qu’elles ne semblaient pas devoir entraîner de conséquences trop draconiennes et celles qui conviennent à des situations précises[5]. Par exemple un seuil de radioactivité trop faible peut amener à déplacer des populations dont certains membres sont fragiles : est-il raisonnable de déplacer un vieil homme attaché à ses habitudes pour satisfaire des normes excessives ?

1.5.2 Comprendre les notions de probabilité et de statistique …

1.5.3Avoir développé ses compétences critiques, son savoir- lire !

1.5.4Être apte à faire un calcul d’ordre de grandeur

À la transparence des autorités nucléaires et du gouvernement doit correspondre la maturité de l’opinion publique.

2 Quelle proportion de  nucléaire est utile et/ou nécessaire et/ou  incontournable ?

Il s’agit d’arbitrer entre les dangers de l’industrie nucléaire et ses avantages économiques. De plus la question de l’indépendance énergétique française doit aussi être prise en compte.

2.1 Comment comparer les dangers certains du réchauffement climatique avec le risque de probabilité faible, sinon extrêmement faible dans notre pays, d’une catastrophe nucléaire énorme ? Sans oublier les risques dus à d’autres formes d’énergie en terme avérés de pollution variées et de morts.

Il y a là fondamentalement des choix qui ne peuvent totalement être fondés en raison.

Mais de plus les arguments et les chiffres avancés par les pour et contre sont hautement contradictoires. Qui croire ?

Les pronucléaires exhibent le bilan catastrophique de l’exploitation du charbon depuis deux ou trois siècles ou actuellement en Chine. Mais ce qui compte ce sont les morts prévisibles dans le futur avec des moyens et des normes de sécurité modernes[6][7].

Inversement on  ne peut pas extrapoler Tchernobyl et Fukushima  avec le cas français, de plus modifié justement par la prise en compte de ces dévoiements et ... sous le contrôle des citoyens !

2.2 Retenons l’idée que pour lutter contre un réchauffement climatique excessif, il faudrait mobiliser tous les moyens disponibles, ce qui ne permettra même pas d’empêcher des conséquences déjà importantes.

La décroissance, même si on en accepte l’idée, ne pourrait être mise en œuvre que de façon très progressive et probablement limitée.

Les économies d’énergie sont le « gisement d’énergie » le plus considérable, mais elles ne sont pas sans coût d’investissements.

Parmi les énergies renouvelables anciennes, l’hydraulique est importante en France, environ 12%, mais ne peut guère être développée. Le bois a un emploi traditionnel assez faible et son développement est nouveau[8] et pas si facile à chiffrer.

Parmi les énergies renouvelables nouvelles, certaines sont mûres (éoliennes) et donc leur coût est clairement élevé[9]. Le photovoltaïque est, au fond, balbutiant.

Le solaire thermique a l’intérêt de se prêter à un stockage sur la journée.

Le géothermique est limité par un flux de chaleur de 0.1 w/ km2.

2.3 Il ne suffit de produire de l’énergie, il faut la produire à bon escient, c’est-à-dire au bon endroit et au bon moment.

Le bon endroit n’est pas un problème sans solution, mais tout transport a un coût, que ce soit du pétrole ou de l’électricité. Ainsi l’arrêt des centrales nucléaires allemandes nécessite le transport d’électricité des éoliennes des mers nordiques vers le Sud qui entraîne des investissements non négligeables pour construire de nouvelles lignes haute tension.

En revanche la production par le solaire de jour et plutôt en été ne s’accorde pas avec les pointes de consommation journalières et surtout hivernales.

Or le stockage de l’énergie est loin d’être résolu, au moins sur l’année.

Pour l’équilibrage diurne :

Deux installations hydrauliques à double sens (utilisation de l’eau en journée et remontée de celle-ci la nuit) existent en France et permettent de réguler 2Gw. On prévoit d’au moins doubler cette ressource.

La chaleur solaire peut être stockée 24 heures pour alimenter des générateurs thermiques.

Les accumulateurs électriques ne sont valables que pour le photovoltaïque dans des lieux isolés, tels les refuges de montagne.

Les réacteurs nucléaires ont une certaine souplesse, mais il faut bien se rappeler qu’une installation qui ne fonctionne pas à pleine puissance est moins rentable.

En définitive pour absorber les pointes hivernales extrêmes il faut faire appel aux barrages, puis à des centrales thermiques à combustible fossile et émission de CO2.

2.4 Il faut mobiliser tous les moyens disponibles, mais on doit le faire rationnellement, c’est-à-dire envisager des priorités. On se doit donc de comparer les coûts, les effets secondaires et les risques.

Peut-on arbitrer entre ces trois impératifs ?

Pour les risques, la clé est sans doute de comparer les risques des divers modes de production d’énergie entre eux, mais aussi avec les risques liés au réchauffement climatique. On peut par exemple montrer que les effets (sûrs) de la seule élévation du niveau de la mer évités par la production d’électricité nucléaire en France sont du même ordre qu’un accident du type Fukushima (hautement improbable en France).

Même pour les coûts, les chiffres avancés diffèrent énormément.

Deux quantités cruciales sont le taux d’intérêt des investissements et le montant de la taxe sur les émissions de CO2. Ce sont deux facteurs éminemment politiques, même si les économistes classiques prétendent que le taux d’intérêt est seulement affaire de marché xxx[10].

La Cour des comptes estime le Mwh nucléaire entre 30 et 50 euro, probablement avec un taux d’intérêt de 8% hors inflation (ce qui est excessif). C’est de toute façon le moins cher pour des créations (l’hydraulique ne pouvant plus guère être développé en France).

Recherche-développement et éducation.

Le photovoltaïque montre qu’un déploiement industriel trop précoce est un gouffre. Il convient de soutenir les secteurs de recherche appliquée en proportion des développements désirés et des acquis fondamentaux. De même pour la recherche fondamentale par rapport à la recherche appliquée.

Par ailleurs le financement n’est pas à un instant donné le seul facteur : l’état des ressources humaines disponibles est en particulier un goulet d’étranglement bien observable dans les pays où l’éducation est insuffisante ; ce serait la pente sur laquelle la France est en train de glisser.

 

                                                                                                               C. Marti



[1]           Pour voir les réacteurs en construction voir

             http://world-nuclear.org/info/reactors.html

             65 réacteurs en construction, 167 commandés ou planifiés, 317 proposés.

[2]        La France n’est certes pas dominante, mais elle n’est pas négligeable : deuxième flotte nucléaire mondiale, seul pays contrôlant l’ensemble du cycle. En Chine les deux technologies les plus utilisées sont la française et la russe.

[3]        L’ASN a forcément en son sein des experts techniques issus du CEA ou de l’EdF. Mais par exemple, ni  André Claude Lacoste son ancien Directeur, ni le nouveau, Franck Chevet ne sont des spécialistes du nucléaire. Ce sont des polytechniciens du corps des Mines ayant fait carrière dans la Haute Administration.

[4]        Il n’est pas nécessaire que tous les élèves exposés à cette formation en retiennent la totalité ; il suffit d’une proportion suffisante pour être entendue de l’opinion publique.

[5]          Les premières normes sont l’extrapolation des observations post-Hiroshima. On a alors fait une extrapolation des fortes aux faibles doses. Les études ultérieures ont mis en évidence l’aptitude des êtres vivants à réparer les dégâts causés par l’irradiation naturelle(en moyenne de l’ordre de 2 mSv par an). La limite d’irradiation due aux activités nucléaires pour la population générale de 1 mSv par an a été fixée de manière très conservative, disons avec un luxe de précautions non justifié. Une exposition de 50 à 100mSv par an (disons 70 mSv /an) ne causerait pas de cancers supplémentaires.

[6]        Pour le charbon, les estimations actuelles pour l’Europe des 27 sont d’environ 30 000 morts prématurées par an, dont 10 000 en Allemagne et 1000 en France, et de 10 fois plus pour la prévalence des maladies graves.

[7]        «Nous ne voulons pas faire entendre par-là qu’on exagère l’importance des grands sinistres. Non, au contraire, mais aux nombreux petits accidents, qui, chaque année, font des centaines de victimes parmi les mineurs, on ne fait presque pas attention ou, en tout cas, on attache beaucoup trop peu d’importance. L’esprit public est ainsi fait, qu’il s’apitoie aisément sur cent hommes frappés ensemble par un cataclysme sensationnel et pas du tout sur le même nombre atteint en détail ». Georges de Launay

[8]        Pour moins polluer sa combustion doit être collective ce qui nécessite des investissements importants, en particulier pour la distribution de chaleur.

[9]           En général leur coût n’inclut pas la nécessité d’augmenter les lignes de transmission et, surtout, pas le coût de la production de substitution. Toute puissance éolienne nécessite une puissance de substitution équivalente (les plus commodes étant les centrales à gaz !).

[10]       Doit-on raisonner pour les investissements en termes de disponibilités financières ou de forces de travail dans un pays où il y a10% de chômage ?

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